Une femme-korrigan se trouvait sur le point de donner le jour à un enfant. Elle envoya chercher une vieille sage-femme de sa connaissance à la ville voisine.
Après la naissance de l'enfant, et lorsque la sage-femme l'eut emmailloté à la manière ordinaire et se fut assise au coin du foyer pour le chauffer, la mère lui dit, aussitôt qu'elle put recouvrer la parole :
- "Cherchez là, ma commère, au coin de l'armoire, et vous y trouvez une pierre ronde. Frottez-en les yeux de mon enfant."
- "Qu'est ce que cela signifie? se demanda la sage femme. Cette pierre aurait-elle donc quelque propriété merveilleuse?" Et pour s'en assurer, après avoir appliqué la pierre sur les yeux de l'enfant, elle s'en frotta l'œil droit.
La pierre donnait la faculté aux personnes dont elle avait touché les yeux de voir les korrigans lorsqu'ils étaient invisibles. A quelque temps de là, la sage femme se rendit à une grande foire qui se tenait dans un bourg voisin. Elle fut bien surprise, lorsqu'elle arriva, d'apercevoir sa commère, la femme-korrigan, qui furetait dans les boutiques les plus richement garnies, et qui prenait, parmi les marchandises, celles qui lui plaisaient le plus, sans que les marchands parussent en être surpris.
Le soir, s'en retournant chez elle, la sage-femme rencontra en chemin la femme-korrigan, qui portait un lourd panier rempli d'étoffes de la plus grande richesse.
- "Ah! Commère!, lui dit-elle en l'abordant. Vous avez fait aujourd'hui une rude brèche aux étalages et aux boutiques d'étoffes, et pourtant, elles ne vous ont pas coûté bien cher!"
- "Oh, oh! lui répondit la femme-korrigan. Vous m'avez vue les payer, et de quel œil me voyez-vous maintenant?"
- "De l'œil droit", lui dit la sage-femme. C'était celui qui avait été en contact avec la pierre mystérieuse.
Aussitôt la femme-korrigan enfonça un de ses doigts dans l'œil que la malheureuse commère venait de lui désigner, l'arracha de son orbite et lui dit avec un ricanement digne du diable :
- "Vous ne me verrez plus à présent!" Et désormais, la sage-femme fut borgne et ne vit plus jamais les korrigans lorsque ceux-ci étaient invisibles.
Illustration de Anna Ignatieva ©